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Petite grammaire du berbère
1ère partie : les classes syntaxiques
par
Fernand BENTOLILA
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Système de notation du berbère
J’utilise le système de notation suivant : voyelles a, i, u ; semi-consonnes w, y ; consonnes b, č, d, f, g, ǧ, h, ḥ, k, l, m, n, q, r, s, ʃ, t, x, z, ʒ, ɣ, ɛ; ḥ et ɛ notent les fricatives pharyngales sourde et sonore, x et ɣ les fricatives vélaires sourde et sonore, h la laryngale (aspiration), q l’occlusive dorso-uvulaire, r la vibrante apicale, č et ǧ les affriquées sourde et sonore. Le point sous la lettre note l’emphase ; le trait sous la lettre note la spirantisation (ex. ṯ) ; le (ʷ) en exposant note la labiovélarisation de la consonne (ex. kʷ, gʷ). Les majuscules notent les consonnes tendues.
Chapitre 1. Types d’énoncés
On distingue 3 types d’énoncés : les énoncés assertifs, les énoncés interrogatifs et les énoncés injonctifs. On parle soit pour donner une information (assertion), soit pour demander une information (interrogation), soit pour donner un ordre (injonction).
Chapitre 2. Les verbes
1. Un verbe, pour constituer un énoncé assertif ou interrogatif, doit être accompagné d’un indice personnel sujet:
ex. i-ṛaḥ : il est parti ; t-ṛaḥ :elle est partie.
L’indice personnel sujet i (3ème personne du singulier masculin), t (3ème personne du singulier féminin) peut être explicité par un nominal (nom ou pronom) :
iṛaḥ uryaz : l’homme est parti ; tṛaḥ tmṬut : la femme est partie.
Pour simplifier l’exposé, je dirai que uryaz ou tmṬut est le sujet post-posé. Ce sujet peut aussi être antéposé :
aryaz iṛaḥ : l’homme, il est parti, tamṬut tṛaḥ : la femme, elle est partie 1.
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2. Déterminants grammaticaux du verbe (DGV)
2.1. Déterminants à valeur aspectuelle
Cette classe comprend trois unités : le prétérit qui présente une variante prétérit négatif (PN) avec la négation, l’aoriste et l’aoriste intensif 2.
2.2. Déterminants à valeur modale
Cette classe comprend 2 unités : La (le réel) et ad (le non-réel).
2.3. Les grands traits du système verbal du berbère
Le prétérit peut apparaître seul, mais l’aoriste et l’aoriste intensif sont, dans le cas le plus général, accompagnés d’un DGV à valeur modale (La avec AI, ad avec A ou AI), comme on le voit dans le tableau suivant où sont classés les syntagmes verbaux3 qui apparaissent dans les énoncés assertifs ou interrogatifs, en tant que prédicats. Chaque SV est caractérisé par une formule abstraite désignant les déterminants présents dans le syntagme, puis exemplifié avec le verbe žr « jeter », à la 3ème personne du singulier.
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SV positifs |
SV négatifs correspondants |
réel |
P |
i-žru |
il a jeté |
ur-PN4 |
ur i-žri |
il n’a pas jeté |
La-AI |
La i-Gar |
il a l’habitude / il est en train de jeter |
uLi-AI |
uLi-Gar |
il n’a pas l’habitude / il n’est pas en train de jeter |
non-réel |
ad-A |
ad i-žr |
il jettera |
ur-AI |
ur i-Gar |
il ne jettera pas |
ad-AI |
ad i-Gar |
il jettera (action durative ou répétée) |
ur-AI |
ur i-Gar |
il ne jettera pas |
On trouve dans la colonne de gauche quatre SV positifs qui s’opposent deux à deux : P et {La – AI} ont en commun une valeur de « réel » et s’opposent à {ad– A} et {ad – AI} qui ont en commun une valeur de non-réel, marquée par ad et rendue ici de façon conventionnelle par le futur français.
Le « réel » rapporte des faits réels qu’il ne situe pas dans le temps divisé : mais, étant donné la réalité des faits, il ne peut s’agir que de passés ou de présents. Les deux syntagmes verbaux du réel (P et La – AI) s’opposent l’un à l’autre par leur valeur aspectuelle : P (i-žru « il a jeté ») rapporte un procès accompli ou un fait précis sans considération de durée (idée verbale pure et simple) ; au contraire La – AI (La i-Gar) rapporte un procès « inaccompli » qui prendra suivant les contextes une valeur de duratif (« être en train de ») ou d’itératif (répétition, habitude). Cette opposition aspectuelle (P ~ La -AI) se maintient même si le verbe est accompagné de la négation : ur – PN (prétérit négatif) s’oppose ainsi à uLi – AI (SV négatif correspondant à La -AI).
Le « non-réel » regroupe différents signifiés dont le noyau commun est le caractère virtuel, abstrait, par opposition au caractère concret du réel. Le non-réel peut ainsi exprimer diverses nuances sémantiques : futur, éventuel, possible, probable, conditionnel, souhait. Dans le non-réel on oppose deux SV positifs : {ad – A} et {ad – AI} ; {ad – A} exprime l’idée verbale pure et simple ; au contraire ad – AI exprime l’aspect duratif ou itératif. Quand le verbe est accompagné de la négation, on ne peut plus opposer ces deux aspects : on ne trouve que le seul SV ur – AI (ur iGar) qui sert de correspondant négatif aussi bien à ad i-žr qu’à ad iGar ; on dit que l’opposition {ad – A} ~ {ad – AI} est neutralisée dans le contexte de la négation.
2.4. Déterminants à valeur déictique
J’en viens maintenant aux particules d’approche et d’éloignement D et N : il s’agit de deux déterminants grammaticaux du verbe à valeur déictique. D indique un mouvement vers « l’ici réel ». J’appelle « ici réel » la position réelle, effective du locuteur au moment de l’énonciation. En fait, tout se passe comme si le locuteur divisait l’espace en deux portions, l’une englobant l’ici réel, et l’autre englobant tout le reste. Suivant les cas, cet ici réel pourra être très étroit, limité à la petite portion d’espace qu’occupe le locuteur, ou élargi jusqu’à la maison, le quartier, la ville, le pays, la terre entière. La valeur fondamentale de N est « là-bas, pas ici où je parle« . D’emploi plus rare que D, il est plus expressif. Il peut avoir le sens d’un locatif, ou indiquer une direction.
Pour bien décrire leur signifié respectif, il ne faut pas se contenter d’opposer D / N terme à terme, mais avoir recours en outre aux oppositions D / zéro et N / zéro.
Dans la majorité des cas, les commutations sont possibles mais à condition de changer, ou le contexte, ou la situation. La plupart du temps, donc, ce n’est pas le libre choix du locuteur qui dicte l’emploi de D ou de N, mais bien un ensemble de contraintes objectives appartenant, soit à la situation, soit au contexte.
J’ai ainsi dégagé un certain nombre de facteurs pertinents.
-
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- Pour la situation, ce qui compte, c’est :
* En premier lieu, la position respective des protagonistes du procès d’énonciation (locuteur et interlocuteur) ; quelquefois, ce qui est pertinent, ce n’est pas la position actuelle du locuteur, mais sa position passée ou future.
* En second lieu, la position respective des protagonistes du procès de l’événement (actants).
Par exemple, si nous avons deux personnes X et Y et un locuteur Z alignés ainsi, X___Y___Z :
Le procès « X regarde Y » sera orienté avec D ; mais le procès « Y regarde X » ne pourra pas être orienté avec D.
-
-
- Pour le contexte, ce qui compte c’est, d’une part le contenu sémantique du verbe déterminé par D / N et, d’autre part, le développement organique du récit.
Muni de ces instruments d’analyse, j’ai réexaminé toutes les occurrences de D / N de mon corpus (environ 300 pages dactylographiées), en faisant varier chaque fois tous les facteurs pertinents, l’un après l’autre, pour déterminer dans chaque cas le facteur ou la combinaison de facteurs qui justifiaient la présence de D ou de N.
J’ai ainsi obtenu un classement des valeurs et emplois de D et de N, que je présente ici. Dans un souci didactique, pour aider le lecteur non berbérisant à saisir d’emblée les phénomènes étudiés, je n’ai pas donné le texte berbère des exemples.
2.4.1. Valeurs et emplois de D
2.4.1.1. Référence à un ici réel
J’appelle ici réel, la position réelle, effective du locuteur au moment de l’énonciation. En fait, tout se passe comme si le locuteur divisait l’espace en deux portions, l’une englobant l’ici réel, et l’autre englobant tout le reste. Suivant les cas, cet ici réel pourra être très étroit, limité à la petite portion d’espace qu’occupe le locuteur, ou élargi jusqu’à la maison, le quartier, la ville, le pays, la terre entière.
(165) « le blé de l’étranger va entrer D » (= dans notre pays)
(886) « le cosmonaute est revenu D » (= sur la terre)
D’une façon plus générale, les mouvements du ciel vers la terre, (oiseaux qui fondent sur une proie au sol), ou des profondeurs de la terre vers la surface du sol, sont orientés avec D (remontée d’un puits, émergence des plantes qui poussent).
2.4.1.2. Absence de référence à un ici réel
2.4.1.2.a. Syntagmes semi-figés
Par exemple, le verbe « sortir » est presque toujours accompagné de D, comme si l’action de sortir était perçue par un observateur situé à l’extérieur. D ici donne à l’action un caractère concret, souligne l’émergence ; au contraire, « sortir » sans D prend un sens abstrait, général, (« quitter, abandonner »).
Autres exemples : « se lever, croître, naître, puiser, traire, enlever, retirer ».
« il t’a vu D avec les jumelles »
(901) » et il le filme D«
2.4.1.2.b. D dans les récits (actualisant)
Dans les récits, D ne peut pas orienter vers un ici réel ; il sert alors à actualiser le procès : le narrateur décrit l’action comme vue de face. Il y a là tout un jeu subtil mais qui se laisse lire clairement grâce au seul contexte, grâce à ce qu’on peut appeler « le développement organique du récit » :
cf. en fr. « Madame Bovary alla dans sa chambre où Charles vint la rejoindre ».
D se comporte alors comme un anaphorique, dont le référent est à chercher dans le contexte précédent ou suivant ; il signifie « vers le lieu en question ».
(950) « Mohand alla se poster près de la source; bientôt il aperçut une femme noire qui montait D puiser de l’eau. »
(986) « quand par hasard il y a un mariage, les jeunes filles s’habillent bien D » (D = pour la circonstance, pour venir au mariage).
2.4.2. Valeurs et emplois de N
La valeur fondamentale de N est « là-bas, pas ici où je parle« . D’emploi plus rare que D, il est plus expressif. Il peut avoir le sens d’un locatif, ou indiquer une direction, et les règles d’emploi varient en fonction de sa valeur.
2.4.2.1. Localisation
Quand il indique une localisation, N sert à souligner une opposition avec l’ici réel du discours, ou la scène principale du récit, ou à rejeter le locatif dans les lointains. Dans tous les cas, l’emploi de N suppose une division de l’espace en deux : un ici et un là-bas ou un ailleurs, une région proche et une région éloignée, un domaine connu et un domaine inconnu.
(238) « il est N ici chez des camarades » (tout près mais pas ici où nous parlons)
(424) « il moissonne par terre et dépique N dans le ciel »
(398) « il se retrouva N au pays des ogres »
(22) « il en sort beaucoup de pus qui était N à l’intérieur »
Avec des verbes comme « laisser » ou « rester« , N localise le procès à l’endroit où était précédemment l’actant principal :
(474) « il prépara le repas dans une marmite qu’il suspendit au plafond ; il lança un caillou sur la marmite : la viande tomba D, la sauce resta N (en haut). »
2.4.2.2. Direction
Quand N indique une direction, avec des verbes de mouvement comme « aller, arriver, apporter« , son emploi n’est plus laissé à la liberté du locuteur, il est soumis à certaines conditions :
a) Le mouvement ne doit pas s’effectuer vers l’ici réel du locuteur.
b) Le mouvement doit s’effectuer vers un endroit où j’étais, où je serai moi qui parle, ou bien vers un endroit où se trouvait, où se trouve mon interlocuteur.
(382) « pourquoi n’es-tu pas venu me retrouver N ? » (là-bas à l’endroit convenu où je t’attendais mais où je ne suis plus).
(50) « apportez-nous N de quoi faire du thé » (dans cette pièce où nous allons nous rendre).
Quand N indique que le mouvement se fait vers l’interlocuteur, cette valeur peut être précisée par le contexte (pronom de 2ème personne), ou par la situation (conversation téléphonique ou lettre).
(778) « vous viendrez D chez nous, nous irons N chez vous ».
Je terminerai en rappelant l’intérêt que présente pour le linguiste le fonctionnement du couple D / N. A partir d’une valeur première déictique se développent des emplois d’une subtilité et d’une complexité qui forcent notre admiration. Cette création de la langue berbère me paraissait tellement extraordinaire que j’ai mis longtemps, au cours de l’enquête, à l’accepter, multipliant les consultations de locuteurs natifs sur le même exemple : peine perdue ou plutôt peine gagnée car ils étaient tous d’accord. Libre au lecteur sceptique de reprendre à son compte ces investigations passionnantes !
2.5. Le cas du participe
Le verbe au participe ne peut pas constituer un énoncé assertif mais il apparaît dans des énoncés interrogatifs, dans les relatives et après le focalisateur ay.
Le participe se forme en préfixant i- et en suffixant -n au thème du verbe (A, P, PN, AI)5.
Si le thème a une voyelle finale non-constante –i / -a le participe est en –an : bɣi/a « vouloir » ; ® i-bɣa-n.
Si le thème a une voyelle finale non-constante –i / -u le participe est en –in : žri/u « jeter » ; ® i-žri-n.
Je récapitule dans un tableau les SV au participe:
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SV positifs |
SV négatifs correspondants |
réel |
P |
i-žrin |
ayant jeté |
ur-PN |
ur i-žrin |
n’ayant pas jeté |
AI |
i-Garn |
ayant l’habitude / étant en train de jeter |
uLi-AI |
uLi-Garn |
n’ayant pas l’habitude / n’étant pas en train de jeter |
non-réel |
ɣa-A |
ɣa i-žrn |
devant jeter |
ur-AI |
ur i-Garn |
ne devant pas jeter |
ɣa-AI |
ɣa i-Garn |
devant jeter (action durative ou répétée) |
ur-AI |
ur i-Gar |
ne devant pas jeter |
2.6. Le cas de l’impératif
L’impératif sert à réaliser une opération énonciative particulière à savoir l’injonction.
Dans les injonctions positives on peut opposer 2 aspects (A vs AI) : žr « jette (une fois) » vs Gar « jette ! (duratif / itératif) ».
A la personne 2 (2ème sg) l’impératif positif se confond avec le thème de A ou de AI : žr, Gar ; le négatif se forme avec ad ur + AI : ad ur Gar.
A la personne 5 (2ème pl) l’impératif positif se forme en suffixant –m (pour le masculin) ou –nt (pour le féminin) au thème de A ou de AI : žrm, Garm vs žrnt, Garnt ; le négatif se forme avec ad ur + AI : ad ur Garm vs ad ur Garnt.
A la personne 4 (1ère pl) l’impératif positif se forme en suffixant ax aux formes des personnes 2 ou 5 : žr-ax, žrm-ax, žrnt-ax ; au négatif ax se place entre ad ur et le thème du verbe : ad ur ax Gar, ad ur ax Garm, ad ur ax Garnt.
Notes:
1 Lionel Galand voit là 2 fonctions différentes : il désigne aryaz (sujet antéposé) comme un indicateur de thème et uryaz (sujet post-posé comme un complément explicatif.
2 Désormais je dirai P pour prétérit, A pour aoriste et AI pour aoriste intensif.
3 Désormais je dirai SV pour syntagme verbal. Un SV comprend un lexème verbal accompagné d’un ou plusieurs déterminants.
4 PN désigne par abréviation le prétérit négatif. Il s’agit d’une simple variante du prétérit c’est-à-dire de la forme que prend le prétérit quand le verbe est accompagné de la négation.
5 J’appelle thème l’amalgame du radical du verbe et de son déterminant aspectuel, à savoir A, P, PN, AI.